Par ailleurs, la messagerie permet d'évoluer dans un espace encore différent. En effet, jusqu'à présent l'aspect conceptuel (simple ! ?) des échanges permettait d'avoir des repaires plus ou moins fiables sur lesquels on pouvait se reposer. Seulement aujourd'hui la messagerie offre à ses usagers la concrétisation d'un vieux fantasme humain : l'ubiquité. Certes, ceci n'est possible que virtuellement mais au même titre que le langage elle offre une potentialité riche que les jeux tout autant virtuels (c'est à dire les jeux de l'esprit) peuvent éprouver. Pour le dire autrement, le mail révolutionne la conception spatio-temporelle habituelle : le temps est indépendant de la géographie ou pour être plus précis dans un non espace, chose qui aurait fait réfléchir Proust. C'est en référence à cela que l'on a pu définir l'e-mail comme un "unsexy medium", non pas seulement parce qu'il n'est pas toujours possible de percer l'identité sexuée d'un correspond mais aussi parce qu'il a fallu pour devenir un écrivant d'e-mails laisser littéralement son corps derrière soi et incarner un code textuel.

On peut se demander alors quel lieu est investi par le destinateur d'une part, le destinataire d'autre part et surtout le message lui-même. La question reste ouverte. Malgré tout peu de monde s'affole réellement de cette tricherie et il est nombre de personnes qui rêvaient de couper dans le corps de la lettre, de rendre la communication la plus anonyme possible, bref de s'insérer dans une boite de nuit à distance. D'autres (ou les mêmes ?) renouent avec la tradition mystique ! : "communiacting by computeur is just another technology to extend our sense, to trenscend our bodies and experiences what would otherwise be physically impossible." (la jeune femme qui a déclaré cela a juste essayé de définir sa vision de la chose, nda)

Fantasme d'échapper aux lieux traditionnels et mis à la disposition du commun des mortels pour expérimenter un échange original qui conforte les interlocuteurs dans leur perception d'avoir créer un espace personnel et intime. Car chaque personne qui approche le mail devient subséquemment un écrivant en se plaçant de son chef dans la régularité des codes extra linguistiques ou non. C'est ainsi que l'on aborde le dernier aspect, la dernière conquête dans l'écriture électronique. De même que l'épistolarité s'oppose dans sa forme à la consommation, à la mesure, à la catégorisation, de même les messages électroniques sont le fruit de la plus grande démocratie intellectuelle que l'on peut trouver dans l'acte d'écrire.

Il y a beaucoup de façon de concevoir la messagerie électronique et chacun en fait l'usage qu'il veut. Seulement une définition intangible (pour l'instant du moins) qui s'oppose aux autres moyens de communication, car il en est un des principaux moteurs, est de voir dans cet acte une valeur performative : le message fait pour faire non pour différer. En d'autres termes, le message électronique a pour règles structurantes les grands principes de la rhétorique traditionnelle. On pourrait même aller plus loin en rattachant ce mode de communication particulier aux anciens théoriciens de l'art oratoire : Cicéron et Quintilien. Bien sûr, cela peut surprendre et, bien sûr, les buts ne sont pas identiques mais il n'y aucune raison de ne pas pouvoir rattacher la nouveauté dans sa généalogie. Dans De conscridendis epistolis, Erasme, un peu plus tard, prône comme schème épistolaire idéal une rhétorique de la monovalence : un sujet, un propos, une lettre. A bien y regarder, la plupart des messages répondent implicitement à cette exigence de clarté, principe qui double efficacement ce que toutes les aides pour débutants préconisent au nom de la rapidité et du coût financier. En tant que dernière née de la grande famille des moyens de communication, la messagerie électronique a très certainement synthétisé les aspects les plus divers mais les plus efficients du langage. Et l'on peut retrouver ses emprunts dans des domaines variés.

En plus des maximes conversationnelles énoncées par Grice et Ducrot qui régissent l'aspect pragmatique du discours, les figures de style, tout aussi fondamentales pour coder simplement la subjectivité d'un énoncé ne se réduisent pas seulement au domaine de la littérature. Car nombreux sont ceux des écrivants qui possèdent des notions dans le genre épistolaire pour en avoir pris connaissance par la lecture ou pour s'y adonner. Parmi celle-ci, les figures de pensée sont celles qui manipulent les relations logiques de l'énoncé et qui en manipulent la signification globale. Elles servent de fondement au langage passionnel et aussi dans l'argumentation. C'est dire si elles peuvent être éclairante pour comprendre comment écrivent les scripteurs de mail. La plupart d'entre elles reposent sur un principe de manipulation de l'énonciation. La manipulation peut porter soit sur le propos de l'énoncé comme par exemple dans le cas d'une question oratoire où l'écrivant ne peut obtenir directement de réponse et où l'important réside essentiellement dans la formulation. Ainsi est amorcé un dialogue fictif bien que la réponse soit complètement orientée par la question même. D'autres figures convoquent implicitement, et c'est là leur force, un interlocuteur fictif en jouant sur la place du sujet de l'énonciation. Par exemple, l'apostrophe est quelque chose de très courant dans le langage oral mais quand elle est employée à l'écrit, elle devient oratoire en codant faussement une parole vive adressée à un absent. D'autre part, en se plaçant lui-même comme absent et en retranscrivant la parole fictive du vrai absent, l'écrivant produit là une belle prosopopée. L'effet de polyphonie qui en résulte donne une idée de l'intention de l'émetteur, selon qu'elle relève de la fonction conative (appel à une réaction) ou de la fonction phatique (établir un contact).

 

Mais à partir des Provinciales, les temps changent et c'est le naturel qui s'impose, refusant ensemble grands mots et procédés rhétoriques. On penche plutôt du côté d'une "écriture ordinaire" que d'une écriture sentie comme académique. Et c'est bien le clivage actuel qui sous-tend au choix de la forme de correspondance employée, manuscrite ou électronique. Ceci n'est finalement qu'une question de seuil pour une liberté protéiforme. Une autre figure de pensée est déterminante dans la transcription de cette simplicité "sans façon". Malgré son nom barbare à retenir, l'extension du domaine qu'elle propose permet de mêler réalité et fiction. En effet, l'hypotypose, figure au contour flou, se définit comme la recréation fictive d'une réalité représentée mais qui n'est pas celle du locuteur. L'appel imaginaire d'un monde en création auquel est associé l'interlocuteur sert particulière à la construction intime du monde des amoureux dont on sait bien qu'il n'est pas celui des autres. Quoi de plus approprié pour le degré de virtualité auquel répond l'e-mail : on abolit la dimension figurative de l'énoncé tout en montrant qu'elle existe.

 

 

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